Kroskel

Ornella_Entité_Kroskel

Exister en tant qu’entité : l’acte de rébellion le plus difficile que je connaisse

Exister en tant qu’entité : l’acte de rébellion le plus difficile que je connaisse

Drôle de titre n’est-ce pas ? 

Drôle de sujet. Sujet central. Sujet primordial. Sujet difficile à disséquer avec des mots car autant je le vis comme une évidence autant ma difficulté est grande à le décrire. 

L’année dernière, alors que je travaillais sur la collection Kroskel Automne Hiver 2022 et sur l’identité de la femme Kroskel, j’ai dû prendre le temps de poser des mots sur une notion que j’ai bousculée ces 10 dernières années et qui est centrale dans la compréhension de mon identité, dans l’acquisition de ma liberté. 

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Prémisses de la recherche de l’entité

L’enjeu est de répondre à la question « qui suis-je ? » dans l’intimité de mes pensées. 

 

Lorsque dans le silence de mes pensées, complètement cachée du monde, je mène des débats ou réflexions avec moi-même, qui est cette moi qui parle ? 

 

Cette moi est-elle une femme ? A-t-elle un visage ? Une couleur de peau ? Une orientation sexuelle ? Une taille ? Un poids ? 

Lorsque je désire, qui désire ? Est-ce un corps ? Un réseau diffus ? Une émotion ? 

Qui vit en moi ? Qui aime ? Qui désire ? Qui est ? 

Ces quelques questions sont celles que j’ai trouvé pour démarquer le sentier vers les mots qui me permettront de définir l’être primordial ou originel. 

 

Une belle discussion avec ma sœur jumelle la dernière semaine de l’année 2022 me revient : elle suggérait qu’un être humain dévoile très jeune sa personnalité. D’abord de façon instinctive, intuitive et ensuite de manière plus réfléchie. Dans la première phase, il agit parce que son code natif fonctionne ainsi et dans une seconde phase, il agit parce qu’il a compris comment fonctionne ce code natif et sait désormais prendre la même décision qu’avant mais de façon consciente, maîtrisée  et expliquée. Ce n’est qu’après cette étape qui arrive souvent à l’âge adulte qu’il peut apprendre à s’améliorer ou à modifier son fonctionnement. 

 

J’ai donc commencé ma vie ainsi, intuitivement, sans m’encombrer de mon genre, de ma taille, de ma sexualité ou toute autre chose. 

 

Démarrer sa vie en tant qu’entité 

Ne vous y trompez pas, j’étais socialement identifiée comme une jeune fille appartement à la classe modeste voir pauvre et ça m’arrivait d’en être consciente. Mais, dans ma représentation mentale au quotidien, j’étais juste « Djoukui » : un être avec des curiosités, des envies, des désirs, des conflits, des souvenirs et des espoirs.  

 

Je ne me posais pas la question de ce que la société m’autorisait à faire ou pas en tant que fille. Je ne m’inquiétais pas des tâches qui devaient m’incomber de par mon genre, je ne m’inquiétais pas du type d’ambitions que je devais avoir en fonction de ma classe sociale ou encore de mon physique ou de comment les autres pouvaient me percevoir.  

Être « Djoukui » était mon moi par défaut. C’était mon identité quand j’écoutais de la musique, quand j’interagissais avec des gens, quand je spéculais sur mon avenir, quand j’écrivais ou dessinais.  

 

Il m’arrivait à cette époque, de temps en temps, consciemment ou pas, de me retrouver avec une peau au-dessus de cette identité :  la peau d’une femme. Souvent dans le cadre des jeux de séduction, j’allais revêtir ce paquet qui pour moi définissait une femme : un soin particulier porté à mon corps, une manière de se mouvoir, une voix, une sensualité, une séduction… être une femme était un jeu, un rôle que je pouvais adopter. A quelques rares occasions, ce rôle m’était imposé mais cela restait trop rare pour venir bousculer ma conception de moi-même.  

 

Pour une raison que j’ignore ; peut-être à cause des livres auxquels ma mère biologique nous avait initié très tôt, ou parce que dans notre éducation elles (mes deux mères) n’avaient jamais installé une différence basée sur le genre, ou encore à cause de ma nature et du fait que je bénéficiais d’une suspicion de potentiel (voir mon article sur le sujet), la charge ou les codes sociaux associés au fait d’être une femme ne m’avaient jamais été imposés. 

 

La peau d’une Africaine : je me souviens que c’était une peau dans laquelle je me retrouvais gênée lorsqu’on visionnait un film occidental ou au détour d’un débat sur le développement économique des pays du continent. C’était une peau qui allait, plus jeune, s’imposer à moi accompagné d’un sentiment d’envie, de honte, et de colère. Puis dans les premières années de ma vingtaine, c’est une peau que j’allais revêtir avec la rage de tout faire pour changer cette réalité. 

 

La peau d’une noire : alors presque inconnue pour moi qui n’avais connu que le Cameroun. Pays dans lequel la quasi-totalité des populations était noire. Ça m’était bien-sûr arrivé de me sentir vaguement noire à trois ou quatre reprises au cours de mes années au Cameroun mais rien qui auraient pu bousculer ou même gratter sérieusement ma représentation de moi-même. 

 

Quoiqu’il en soit, le plus gros de mon temps, de ma pensée ou de ma projection de moi-même était écoulé en tant que « Djoukui », celle que je nomme désormais « mon entité ». 

En résumé de façon hiérarchique : j’étais entité au noyau, femme en second, africaine en troisième position et noire très rarement. 

 

Perdre son entité dans la peau d’une noire 

« Je suis devenue noire lorsque je suis arrivée en France ». Il n’y a pas de mots plus justes pour l’exprimer. La personne qui m’a aidée à poser les mots exacts sur ce phénomène est l’excellentissime écrivaine Chimamanda Ngozi Adichie dans son Ted Talks « The danger of a single story » que vous retrouverez ici : https://youtu.be/D9Ihs241zeg 

Ça ne s’est pas fait du jour au lendemain. Ma peau n’est pas devenue noire alors que mon avion atterrissait à l’aéroport Charles de Gaulle et que ce nouveau chapitre de ma vie démarrait. Ça s’est fait au fil des mois, des années même. 

 

Pour moi, devenir noire a démarré à la gare de Bures-sur-Yvette, deux mois après mon arrivée en France, lorsqu’un vieux monsieur, la soixantaine passée, a lorgné ma poitrine et m’a dit sans cligner des yeux que j’avais de beaux seins. Il faut comprendre : je venais d’un pays où, certes, les vieux lorgnaient les corps des jeunes femmes, mais où personne ne se sentait la légitimité de l’affirmer ainsi sans une once de timidité. Les mois suivants, j’ai poursuivi ma transformation avec un autre vieux qui me klaxonnait dans le dos au cœur de Paris et des camarades de classes qui me demandaient si mon tissage était mes vrais cheveux. 

 

Pour vous dire la violence de la transformation, le 02 mai 2013, à presque une heure du matin, 6 mois après mon arrivée en France, je me coupais les cheveux au rasoir parce que j’étais incapable de répondre à la question « qui-es-tu ?». 

D’abord, ça a été une transformation subie, violente et inconsciente. De la gestion du racisme ordinaire au doute et à la remise en question permanente, tout était chamboulé. Ensuite, j’ai voulu apprendre et mieux comprendre. Qu’est-ce que cela signifiait d’être noire ? Qu’est-ce que les gens attendaient de moi en tant que noire ? Comment je devais me positionner dans la société avec cette casquette qu’il semblait impossible de quitter ? 

Parce que c’était nouveau, parce que c’était omniprésent, parce que c’était réducteur, avilissant, je me suis retrouvée malgré moi en train de penser comme une personne noire.  

 

Attention, je ne sais pas comment une personne noire née en France pense, ni comment une personne noire née dans les îles pense. Je ne pense pas qu’il y ait une unique pensée de l’identité noire. Je sais seulement comment je me suis mise à penser en essayant de m’adapter à ce que je percevais que la société attendait de moi en tant que noire.  

 

Dans mes dessins, mes écrits, mes projets, mes débats, mon rire, je me surprenais à agir en réaction à mon identité de noire et non parce que c’était aligné avec mon moi primordial. Dans mon comportement en société, j’allais essayer de comprendre comment un corps noir devait évoluer, ce qui lui était reproché et ce qui était attendu de lui. 

 

Cette peau était lourde et distordant. Sans l’effacer complètement, elle venait écraser mon fonctionnement par défaut. 

 

Ma nouvelle hiérarchie était donc noire, africaine, femme plus souvent que je ne le souhaitais et seulement parfois, entité. 

Le bruit social associé à cette identité était tel que j’avais l’impression de porter un casque braillant toute la journée qui m’empêchait de m’écouter penser. 

 

J’ai détesté cela ! J’ai détesté chacune de ces défaites internes où je n’ai pas été en mesure de faire taire le bruit. Je l’ai vécu comme une défaite contre moi-même. Comme la pire de toutes. 

Petite précision au regard de la sensibilité de ce sujet : Je ne considère pas que les sujets liés au racisme doivent être traités à la légère. Je considère simplement en ayant connu un avant et un après, qu’ils constituent une sorte de pollution permanente qui trouble notre capacité à nous concentrer, à écouter et à être notre nous profond. Par conséquent, je considère que personne ne devrait être obligée d’évoluer avec ce nuage permanent de pollution autour d’elle. 

 

Le doute dans le regard

 

Le coût de la charge mentale lorsqu’on fonctionne autrement que comme une entité 

Je l’appelle « bruit social ». C’est du bruit. De la nuisance dans les pensées. De la nuisance dans son alignement naturel avec ses désirs, son identité et ses sensibilités. 

 

Je pense que lorsqu’on parle dans notre sphère commune de charge mentale on parle de ce bruit. Si vous êtes une femme, c’est cette charge qui fait que vous pensez que : c’est plus à vous de vous inquiéter du menu de la semaine, des remplacements de garde-robes, de l’organisation des vacances, des tâches ménagères. C’est ce bruit qui vous fait penser que vous êtes moins légitime pour un poste, égoïste parce qu’ambitieuse ou trop apprêtée dans une salle pleine d’hommes. 

 

Ce que ce bruit social me coûte à moi c’est du temps et de l’énergie.  

Du temps épuisé à éplucher les couches lourdes qui couvrent mes désirs réels et ceux des autres. Du temps avant de pouvoir moi-même me connecter au cœur de mes sensibilités. Du temps pour tuer les a priori.  

 

Dans un échange verbal ou physique avec un autre être, devoir d’abord faire tomber la barrière de la couleur de la peau, du genre, de l’origine, de l’orientation sexuelle, avant d’arriver à « soi », l’être qui parle et qui communique est couteux en temps et en énergie. 

Un temps et une énergie que j’aimerai bien économiser parce qu’ils sont dépensés à perte. 

 

Si on revient à mon cas, très heureusement pour moi, dans tout ce processus de compréhension de mon environnement, de l’histoire, des codes de la société et de mon identité, je suis revenue à un fonctionnement plus équilibré il y a 4 ou 5 ans. Ce n’était toujours pas mon fonctionnement initial et ce n’est plus mon fonctionnement actuel, mais c’était déjà un fonctionnement plus sain. Sans l’appeler « l’entité », je fonctionnais déjà à nouveau comme « Djoukui », puis comme une noire, comme une africaine et comme une femme.  Un ordre qui changera à nouveau un an plus tard lorsque je deviendrais maman.  

 

La naissance d’une hypothèse sur ma projection de moi-même 

 Nous l’avons théorisé dans une discussion avec mon meilleur ami, discussion qu’il a depuis eu le temps d’oublier. Une discussion qui était partie d’un débat sur la transidentité pour arriver sur la façon intrinsèque dont nous nous définissons dans l’intimité de nous-mêmes. 

Ces réflexions sur comment nous nous projections nous-mêmes étaient parties des questions suivantes sur la transformation interne que devait / pouvait avoir une personne transgenre : Est-ce cette personne dans le silence de ses pensées changeait de genre consciemment ? Est-ce que cela signifiait qu’elle s’était toujours représentée dans un genre et au bout d’un processus de transformation se représentait comme un autre genre ? Est-ce que cette personne s’était toujours représentée comme une entité mais avait ressenti toute sa vie l’obligation de revêtir la peau du genre que la société lui attribuait et donc vivait plutôt le processus de se libérer elle-même de cette injonction sociale ? 

Des questions nombreuses et sans réponses qui nous avaient mené.e.s à nous projeter nous-mêmes. 

C’est donc, comme mentionné dans le paragraphe précédent, pendant cette discussion que j’avais réalisé pour la première fois que mon mode de fonctionnement avait changé deux fois depuis mon arrivée en France. D’abord pour se distordre et ensuite pour se rééquilibrer. 

 

Énoncé de l’entité  

 Pour énoncer clairement ma définition de l’entité, je vous propose de jouer ce jeu. 

Si vous vous représentez vous-même comme un oignon, et que votre identité profonde est le noyau au cœur de celui-ci, dans ces moments, trop nombreux, d’échanges intimes entre vous et vous-mêmes, comment est-ce que vous vous visualisez ? 

Êtes-vous un homme ? Une femme ? Une personne racisée ? Un animal ? Un enfant ? Une grosse ? Une entité ?  

Parenthèse : Tous les autres termes étant clairement définis, je me permets de poser enfin ici ce que j’entends par entité. 

Entité (définition 1): un être / une présence diffuse / une toile / un réseau de pensées sans genre, ni couleur de peau, ni âge, ni appartenance géographique à un lieu, … Un être sans représentation physique tangible qui représente pourtant l’essence unique de l’identité d’une personne. 

Entité (définition 2 ) : L’être primordial. Une fois que sont tues les voix sur ce que doivent être les genres, les corps, les races et les sexualités, vous trouverez dans le silence bruyant de vos pensées, l’entité, celle qui est, qui désire et qui aime. 

Avez-vous déjà trouvé la vôtre ? 

Je termine cet article en partageant où j’en suis dans ma hiérarchie interne. 

Je me pense désormais comme une entité. Le plus clair de mon temps et parfois de façon consciente,  mon fonctionnement par défaut est celui d’entité.  

Ensuite, je suis une mère. Sont désormais présentes dans mon esprit et dans mes conversations intérieures des questionnements, des inquiétudes, des espoirs, des curiosités relatives à ma découverte de la peau de maman ou à mes enfants.  

Puis, ça varie entre la couche femme et la couche noire. Être une femme est une peau qui m’est précieuse pour les combats et le lien qu’elle représente mais qui ne m’est plus tellement utile dans ma relation à mon corps, dans ma réflexion par défaut ou dans ma sexualité. Et être une noire est un rôle chargé d’histoires et lourd en conséquences. Un état qui en raison de sa puissance sociale ne peut être ignoré et doit être activé lorsque la situation l’exige. 

Enfin, je me perçois comme une africaine, mon ambition d’impacter mon pays et mon continent n’a pas diminué, au contraire, elle s’est cristallisée et s’est mise en marche. Mais il s’agit plus d’une ambition / un rêve que je souhaite réaliser que d’une identité qui au quotidien va influencer ma façon de traiter l’information, d’agir ou de réagir. 

 

Revenir à ce fonctionnement d’entité par défaut est naturellement beaucoup plus facile pour moi. Ma vie n’en est pas moins chargée ou compliquée mais c’est une bataille qui se déroule « principalement » en extérieur et non à l’intérieur de mon noyau primordial. 

Ma projection de moi-même est à nouveau intangible. 

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