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Jeune femme dessinant ou Marie Joséphine Charlotte du Val d'Ognes (1801) - par Marie Denise Villers

Suspicion de potentiel et preuves de compétences

Suspicion de potentiel et preuves de compétences

Quel meilleur moyen de démarrer l’année qu’en prenant enfin le temps d’écrire sur ce sujet qui a été central pour moi au cours des deux ou trois dernières années.

Jeune femme dessinant ou Marie Joséphine Charlotte du Val d'Ognes (1801) - par Marie Denise Villers

Je parle de deux ou trois dernières années mais je pourrais aussi bien parler de toute ma vie.

Je fais partie de ces personnes qui ont toujours pensé qu’elles avaient du potentiel, qu’elles étaient même douées. Rien à voir avec la réalité, il s’agit plus d’une intuition qui s’est souvent révélée fausse.

Cette intuition est nourrie par le fait qu’au fil de ma vie, peut-être aussi parce que j’y prêtais attention, j’ai souvent eu des personnes qui affirmaient que j’ai du potentiel.

J’ai donc vécu une bonne partie de ma vie en bénéficiant d’une certaine sympathie et d’une certaine tolérance sur la base de ce fameux potentiel. Cette facilité a été bousculée sévèrement pour la première fois en 2020 lorsque j’ai intégré une start-up pour occuper un poste qui allait se révéler inadapté pour moi.

Repartons sur des bases claires.

Dans cet article, je vous présenterai mon intuition ou hypothèse autour de ces deux notions qui se font face : la suspicion de potentiel et la preuve de compétences.

C’est un article introspectif qui repose sur mes réflexions, mes discussions et mes intuitions. Il est donc possiblement très subjectif.

Hypothèse : Un point de rencontre ou d’expression du racisme, du sexisme, de la misogynoir et autres formes de discriminations est la différence subtile et invisible qui fait qu’on peut ressentir une nécessité (rationnelle ?) à demander à une personne (discriminée) de prouver sa compétence d’une part, et d’autre part ressentir une suspicion (irrationnelle ?) de potentiel chez une autre personne (non discriminée), qui dans ce cas est dispensée d’en donner la preuve.

 

Quelques définitions

La suspicion de potentiels est ce jugement diffus qu’on établit de façon inconsciente et qui catégorise la personne en face de nous comme compétente ou capable de compétence sur un périmètre ou un sujet donné.

C’est la suspicion de potentiel qui fera qu’on demandera plus facilement son opinion à X plutôt que à Y sur une technologie, sur un sujet social ou politique, sur un sujet artistique ou sur un sujet économique. C’est évidemment cette suspicion qui fera qu’on investira plus facilement dans le projet de X plutôt que celui de Y, qu’on recrutera plus facilement X ou Y.

Cette suspicion de potentiel se construit souvent très rapidement et naturellement. Et va reposer sur ce que l’individu est (son identité propre) mais aussi sur ce que la société construit autour du groupe auquel l’individu appartient.

La preuve de compétences est cette méthodologie qui se veut pragmatique, s’appuyant souvent sur les idées de la méritocratie, et où l’on va demander à un individu de prouver sa capacité à faire.

En preuve de compétences, on définit des étapes précises d’évaluation, on teste, on écoute en remettant en question, on bouscule, on défie. La compétence doit être établie de la façon la plus objective et pragmatique possible. En théorie un examen écrit pour entrer dans une école ou pour entrer dans une entreprise sont des illustrations de la preuve de compétences. On estime que de cette manière on a créé un espace neutre où les chances sont les mêmes pour toustes.

Autoportrait avec deux élèves, Adélaïde Labille-Guiard (1785), huile sur toile, 210,8 × 151,1 cm - Adélaïde Labille-Guiard - Metropolitan Museum of Art via Wikipedia
“Et soudain, on a vu les femmes peintres avant de les oublier” de sur France Culture – Autoportrait avec deux élèves, Adélaïde Labille-Guiard (1785), huile sur toile, 210,8 × 151,1 cm – Adélaïde Labille-Guiard – Metropolitan Museum of Art via Wikipedia
 

La « preuve de compétence » c’est ce qui va pousser à demander ses sources à la personne de qui l’on pense qu’elle « doit faire ses preuves », ou remettre en cause la légitimité d’un art lorsqu’il émane d’un groupe social qui n’a pas une tradition artistique établie.

Revenons à mon cas. J’ai passé les 23 premières années de ma vie au Cameroun. Je peux découper cette période en 4 morceaux :

  • Une première phase d’une dizaine d’années qui a duré de ma petite enfance à la fin de l’école primaire où j’ai nagé dans la suspicion de potentiel. J’avais de très bonnes notes à l’école en écoutant sans travailler et je bénéficiais largement de la sympathie et de la tolérance de ma famille et du corps enseignant. Je nageais tellement dans cette facilité et cette tolérance que personne n’a réalisé que j’avais décroché dès le CE2 ou le CM1. Je commençais à m’ennuyer avec un agacement que j’ai encore pour la répétition. Mes notes étant toujours très bonnes personne n’y prêta attention.
  • La seconde phase va démarrer en classe de sixième, où je plonge pour des raisons que je n’ai pas encore décortiquées dans un ennui profond. Je n’écoute pas à l’école et je ne travaille pas chez moi. Le clair de mon temps est expédié à la lecture d’histoires d’amours ou d’aventures et à l’activité de thérapeute pour mes camarades de classes. Il y a une forme d’indifférence généralisée de la part du corps enseignant qui a de toutes les façons trop d’élèves à gérer ainsi qu’une incompréhension de la part de mes mères qui restent quand-même sur une note de suspicion de potentiel et ne s’inquiètent pas outre mesure.
  • La troisième phase démarre dès la première année à l’université où je découvre l’informatique et tous les mondes qui s’ouvrent avec. C’est une des premières fois dans mon parcours scolaire où ce qui m’est enseigné a un sens pratique, une utilité tangible, une transformation envisageable et manipulable. Ce n’est plus de la connaissance pour la connaissance, c’est du potentiel transformable en projets, en entreprise, en emplois, … Dès la première année, je repars en suspicion de potentiel en bénéficiant à nouveau de la sympathie et de la tolérance de tout le monde.
  • La quatrième et dernière phase sera la plus courte puisqu’elle ne durera que deux ans. Un mix entre la seconde et la troisième. Je change d’université mais le nouveau système académique me rebute, je décroche complètement sur le plan académique et me plonge à corps perdu dans mes explorations artistiques et informatiques. Ce sera de l’indifférence pour le corps enseignant et de la suspicion de potentiel pour mes ami.e.s, ma famille ou toutes les personnes que je rencontrerai dans le milieu professionnel.

Au moment de mon départ du Cameroun, je n’ai donc jamais eu à faire la preuve de mes compétences. J’ai toujours navigué, appris, réalisé sur la base de la suspicion de potentiel.

A mon arrivée en France, je connais déjà le milieu académique et même si je n’ai toujours pas appris à travailler, c’est un monde connu et donc je navigue sans effort dans la moyenne haute la première année et parmi les 5 meilleures les deux dernières années.

Le Dôme du Mont-Blanc et l'Aiguille du Gouté, près de la Vallée de Chamounix par Elisabeth Vignée-Lebrun
Peinture “Le Dôme du Mont-Blanc et l’Aiguille du Gouté, près de la Vallée de Chamounix” par Elisabeth Vignée-Lebrun

On me demande pour la première fois de faire « preuve de compétences » lors de mon apprentissage à Sanofi mais cette demande m’arrive de la manager de mon responsable et est donc relativement diffuse. C’est un malaise qui va pourtant rester gravé longtemps. Cette première demande va concerner ma capacité à parler anglais, ma formulation des idées, mes propositions.

Ça me permet d’introduire ici une mesure simple de la différence simple entre les deux approches. En « preuve de compétences », on suppose que vous ne savez pas et on teste votre capacité à faire dans des exercices préalables. En « suspicion de potentiel », on suppose que vous savez et on vous confie directement les tâches réelles à accomplir.

Après mon apprentissage, j’intègre un cabinet de conseils de haute expertise et pendant les 5 années ou j’y reste, je continue à naviguer en suspicion de potentiel

On me demande de faire la preuve de mes compétences de manière poussée en 2020 lorsque je quitte ce cabinet pour intégrer une start-up.

Quelques petites choses à savoir sur moi : Je suis une personne extrêmement stressée lorsqu’il s’agit de passer des tests. Si vous me donnez un exercice, quel qu’il soit, qui a pour but d’évaluer mes compétences ou ma capacité à faire, les chances pour que je ne sache pas le mener à bien sont impressionnantes. Et ce pour plusieurs raisons : peur de ne pas comprendre, temps infini passé à éplucher les différentes interprétations possibles, stress de ne pas y arriver, de ne pas être la meilleure… De plus, je suis assaillie par l’inutilité de la tâche. Bref, je déteste les tests, officiels ou pas.

L’intégration de tout nouvel employé, dans la start-up que j’ai intégrée à cette époque, était planifiée sur plusieurs semaines avec des exercices et des tests précis à faire. Il fallait apprendre d’une façon précise (par cœur), dire les choses d’une façon spécifique, répondre à une question d’une façon spécifique et ainsi de suite. J’ai eu le sentiment qu’on attendait de moi que je me comporte comme un robot, que je me transforme en robot.

Ce poste n’aurait de toute manière pas été adapté pour moi, ni moi pour ce poste. Le fait de passer les étapes des « preuves de compétences » a rendu cette expérience particulièrement désagréable.

Expérimenter cela m’a donnée une seconde mesure de la différence de niveaux de confiance en soi lorsqu’on évolue dans un contexte où on doit faire la preuve de ses compétences et lorsqu’on évolue en bénéficiant d’une suspicion de potentiel.

 

En « preuve de compétences », à force d’être questionnée sur notre capacité à faire, on se met à douter. On avance prudemment, on ne prend plus de risques, et surtout on arrête toute exploration du champ des possibles. Au bout d’un moment, ce n’est plus tellement notre compétence réelle qui est évaluée. En « suspicion de potentiel », au contraire, la confiance que les autres nous témoignent booste la nôtre : on se déploie. N’ayant pas peur d’être jugée, on peut se concentrer sur les enjeux et les défis réels : il y a expansion, exploration, épanouissement.

 

Pourquoi lier « preuve de compétences » et suspicion de potentiel » avec les notions de racisme, sexisme, misogynoir et autres discriminations sociales ?

J’ai la conviction que lorsqu’on est une femme, une personne racisée, une femme noire
en particulier (pour pointer l’intersection et les spécificités de cette catégorie), et encore plus lorsqu’on est pauvre, on évoluera plus probablement dans un cadre où on nous demandera de faire la preuve de nos compétences qu’en bénéficiant d’une suspicion de potentiels. Je pense que le fait d’être représentée dans le cinéma, les œuvres littéraires, les médias (magazines, télévisions, …) et autres lieux publics d’une certaine façon, avec certaines compétences, certaines aptitudes, jouant certains rôles influence beaucoup cette catégorisation dans un axe plutôt qu’un autre.

Je pense que le fait d’avoir souvent vu au cinéma un homme blanc être le stratège, le génie, l’artiste, le virtuose, influence la catégorisation d’un homme blanc plus facilement en suspicion de potentiel.

Bien-sûr, des milliers d’années de patriarcat, d’esclavage, de colonisation et autres fléaux sociaux pèsent lourds dans la balance.

Au cas où vous vous inquiéterez pour ma santé mentale, je suis revenue en suspicion de potentiel depuis plus de deux ans, ça va, merci.

Suis-je vraiment compétente ? Quelle est la réalité de mes aptitudes ? Où en suis-je de l’ « incompétence inconsciente » ? Voici le thème d’un prochain article !

N’hésitez pas à me faire connaitre votre avis sur la question, à partager votre expérience et vos ressentis, j’adorerai vous connaître davantage.

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